La matière noire
« Cependant, la nuit de ce qui n'a pas de nom les déborde de toutes parts. »
Jean Tardieu, La part de l'ombre, 1967.
Parmi
les quatre interactions fondamentales, il en est une privilégiée par
les hommes : l'interaction électromagnétique. Ce privilège tient sans
doute au fait que cette interaction est perceptible à l'échelle humaine
mais surtout nous possédons deux détecteurs remarquablement sensibles
aux ondes électromagnétiques. Quand ceux-ci viennent à ne plus suffire
nous leur ajoutons des extensions de plus en plus perfectionnées.
Aujourd'hui l'ensemble des instruments à disposition permet d'observer
la quasi totalité du spectre électromagnétique, des ondes radio aux
rayons gamma, avec des sensibilités qui pourraient presque nous
permettre de distinguer la lueur d'une bougie sur la Lune dans le
spectre optique. En plus des photons nous disposons d'autres messagers, les rayons cosmiques constitués de particules chargées, et les neutrinos à la consistance plus que diaphane. À cela vient s'ajouter la récente détection d'ondes
gravitationnelles nous permettant d'observer des événements jusqu'alors
interdits.
Pourtant nous sommes aveugles.
L'ensemble des moyens d'observation à disposition ne nous permet de voir qu'une fraction mineure du contenu de l'univers observable. Non pas que ce contenu soit trop éloigné ou inaccessible, il est bien là et ce manifeste par les effets gravitationnels de sa masse ou de son énergie. Mais il semble parfaitement transparent aux ondes électromagnétiques et une telle transparence est inconnue dans la matière ordinaire que nous connaissons.
La certitude de l'existence de matière noire (ou transparente) vient principalement de l'observation des galaxies spirales. Ces galaxies qui comptent parmi les plus beau objets de l'univers, constituent 70 % des grandes galaxies visibles dans le ciel. Il existe une grande variété de forme dans les galaxies spirales, on peut cependant dégager un schéma général de ces galaxies. Elles sont formées d'un bulbe central très lumineux et de forme sphérique. Centré sur ce bulbe se trouve un disque fin et moins lumineux de rayon bien supérieur au bulbe. À l'intérieur de ce disque, depuis une vue axiale on peut voir que celui-ci est constitué de deux bras spiraux rayonnants depuis le bulbe.
Une autre caractéristique importante des galaxies est leur masse volumique. Celle-ci est très hétérogène et en moyenne très faible contrairement à ce que laisse croire leur image. La densité de colonne moyenne dans le disque (et dans toute la galaxie) est de l'ordre de $ 100 \; \mathrm{g/m^{2}} $ soit la masse surfacique d'une feuille de papier ! Autrement dit si toute la masse d'une galaxie est répartie et aplatie (un peu comme pour la fabrication d'une crêpe) on obtiendrait l'équivalent d'une feuille de papier de 100 000 al de diamètre.
La forme des galaxies spirales inspire un mouvement de rotation, et contrairement à ce que leur image nous laisse croire sur leur densité cette intuition est en accord avec la vitesse mesurée de la matière constituant la galaxie. Que ce soient celles des nuages de gaz ou des étoiles, les orbites sont centrées sur le bulbe, dans le plan du disque et quasi circulaires. Dans la plus grande majorité les galaxies sont trainantes ou "trailing" : l'extrémité des bras pointe dans le sens opposé au mouvement et non précédantes ou "leading", autrement dit le sens de rotation des galaxies est identique à celui d'une hélice de bateau. Ces vitesses de rotation sont déterminées par effet Doppler. En effet si l'axe de visée et l'axe de rotation de la galaxie ne sont pas alignés (le disque serait alors vu du dessus ou du dessous), la rotation de la galaxie sur elle même implique qu'une moitié de la galaxie se rapproche de nous (décalage vers le bleu) tandis que l'autre moitié s'en éloigne (décalage vers le rouge)
La vitesse ainsi obtenue est encore éloignée de la vitesse de rotation de la matière autour du centre galactique. Les galaxies spirales sont vues sous des angles très différents qui les font paraître elliptiques alors qu'elles sont circulaires ou presque. Il faut donc "dé-projeter" ces vitesses. Même si le problème s'apparente à un simple calcul de trigonométrie, il peut être notablement compliqué par de multiples déformations dans le disque de la galaxie (bras, barres, gauchissement...) et par la répartition non homogène du gaz dans la galaxie qui sont à l'origine de perturbations dans le champ de vitesse observé.
Les courbes de rotation obtenues pour les différentes galaxies varient beaucoup d'une galaxie à l'autre. Ces variations proviennent de la masse, de la taille, du type, de la luminosité des galaxies... Cependant malgré toutes ces variations une constante apparaît nettement, le profil général est le même : la vitesse de rotation croît rapidement dans le bulbe et la partie interne du disque puis atteint rapidement un plateau qui s'étend bien au delà de la partie visible du disque. Cette vitesse de rotation qui reste constante loin du bulbe et du disque lumineux où l'essentiel de la masse de galaxie est concentrée est en contradiction avec la loi de Kepler.
Pour s'en convaincre on peut, en première approximation, considérer une galaxie comme une sphère homogène de densité constante et calculer le champ gravitationnel associé. Une sphère homogène génère un champ de gravitation à symétrie radiale ne dépendant que de r. On peut alors calculer la vitesse d'un corps quelconque de masse $ m $ dans la galaxie en appliquant le principe fondamental de la dynamique :\begin{equation} m \vec{a}=m \vec{g} \end{equation}En exprimant l'accélération dans le repère de Frenet :\begin{equation} \dfrac{v^2}{r} \vec{u}_N + \dfrac{\mathrm{d}v}{\mathrm{d}t} \vec{u}_T=\vec{g} \end{equation}En tenant compte de la symétrie radiale du champ de gravitation et de $ \vec{u}_N=-\vec{u}_r $ : \begin{equation} -\dfrac{v^2}{r} \vec{u}_r=g\vec{u}_r \end{equation}Finalement la vitesse de rotation s'exprime simplement en fonction du champ de pesanteur :\begin{equation} \label{vit_ch_grav} v(r)=\sqrt{-rg(r)}\end{equation}Il reste à évaluer le champ de pesanteur d'une sphère homogène de rayon $ R $, de masse volumique $ \rho $ et de masse totale $ M $. Le résultat s'obtient facilement en appliquant le théorème de Gauss sur une sphère de rayon $ r $ :\begin{equation} \displaystyle \int_{S} \vec{g} \cdot \vec{\mathrm{d}S}=-4 \pi \mathrm{G} \int_{V} \rho \mathrm{d}V \label{th_gauss}\end{equation}Connaissant la surface $ S=4\pi r^2 $ et le volume $ V=\frac{4}{3}\pi r^3 $ d'une sphère, la symétrie du champ et de la surface d'intégration impose :\begin{equation} g(r)4 \pi r^2=-4 \pi \mathrm{G} \rho \dfrac{4}{3}\pi r^3 \end{equation}Avec $ M=\rho \dfrac{4}{3}\pi R^3 $ il vient :\begin{equation} g(r)=\left\{ \begin{array}{ll} -\dfrac{4}{3}\pi \mathrm{G} \rho r \quad \text{si} \quad r<R \\ -\dfrac{\mathrm{G}M}{r^2} \quad \text{si} \quad r>R \end{array} \right. \end{equation}Pour $ r>R $ on retrouve bien le champ d'une masse ponctuelle (car la masse est à répartition sphérique). À l'aide de \eqref{vit_ch_grav} on obtient la vitesse de rotation :\begin{equation} v(r)=\left\{ \begin{array}{ll} \sqrt{\dfrac{4}{3}\pi \mathrm{G} \rho} \; r \quad \text{si} \quad r<R \\ \sqrt{\dfrac{\mathrm{G}M}{r}} \quad \text{si} \quad r>R \end{array} \right. \end{equation}
Ainsi on trouve une rotation solide dans le bulbe et on s'attend à une décroissance de la vitesse en $ r^{-1/2} $ lorsqu'on s'éloigne du centre de la galaxie alors que l'observation des galaxies montrent que cette vitesse est constante et de l'ordre de $ 200 \; \mathrm{km/s} $. Le modèle est certes grossier mais la décroissance rapide de la masse observée lorsqu'on s'éloigne du centre de la galaxie devrait impliquer une décroissance de la vitesse de rotation. L'explication la plus immédiate est la présence de matière non visible générant un champ gravitationnel supplémentaire qui compense l'accélération engendrée par cette survitesse. Cette matière invisible qui ne se manifeste que par ses effets gravitationnels est la matière noire.
Le modèle du bulbe homogène développé précédemment n'a plus grand chose à voir avec une galaxie spirale. La présence du disque dont la contribution au champ gravitationnel a été négligée pourrait modifier sensiblement la décroissance de la vitesse de rotation d'autant plus que le disque peut contenir la majorité de la masse visible de la galaxie. Il est donc nécessaire d'affiner le modèle.
La répartition de la masse dans une galaxie peut être déduite de sa brillance de surface. En effet la matière des galaxies provient essentiellement des étoiles qui la constituent et on peut supposer qu'il existe un rapport moyen entre la masse des étoiles et la luminosité de la galaxie (rapport $ \Upsilon=M/L $). Ainsi la brillance de surface est proportionnelle à la densité de colonne (quantité de matière cumulée dans la ligne de visée). Dans le bulbe des galaxies spirales la brillance de surface (et donc la masse surfacique) suit généralement la loi de Vaucouleurs :\begin{equation} I=I_b \, \mathrm{e}^{-(r/r_b)^{1/4}} \end{equation} Alors que dans le disque elle suit plutôt une loi exponentielle :\begin{equation}I=I_d \, \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \end{equation} Après intégration numérique, les modèles de brillance de surface donnent eux mêmes accès à la masse volumique du bulbe puis à la vitesse de rotation en utilisant \eqref{th_gauss} puis \eqref{vit_ch_grav}. Sans faire de calcul on peut déjà constater que la loi de Vaucouleurs indique que l'essentiel de la masse est concentrée près du centre de la galaxie et que la vitesse devrait décroître en $ r^{-1/2} $ loin du centre de la galaxie.
Quant au disque si on le considère sans épaisseur, sa masse surfacique est simplement :\begin{equation} \sigma=\sigma_d \, \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \quad \mathrm{avec} \quad \sigma_d=\Upsilon \; I_d \end{equation} Elle permet de calculer la masse cumulée depuis le centre, c'est à dire la masse $ m(r) $ contenue dans un disque $ S $ de rayon $ r $ :\begin{equation}m(r)=\int_{S} \sigma \; \mathrm{d}S=\int_{0}^{2\pi} \int_{0}^{\infty} \sigma_d \, \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \; r\; \mathrm{d}r \; \mathrm{d}\theta =2\pi \int_{0}^{\infty} \sigma_d \, r \, \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \; \;\mathrm{d}r \end{equation} Après intégration par partie on obtient :\begin{equation}m(r)=2\pi r_d \sigma_d \left[ 1-\left(1+\dfrac{r}{r_d} \right) \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \right] \end{equation} Pour simplifier le calcul, une approximation supplémentaire est nécessaire, on assimile le disque à une sphère pour pouvoir appliquer \eqref{th_gauss} puis \eqref{vit_ch_grav} qui nous donne la vitesse de rotation :\begin{equation}v(r)=\left(2\pi G r_d \sigma_d \dfrac{1}{r} \left[ 1-\left(1+\dfrac{r}{r_d} \right) \mathrm{e}^{-\frac{r}{r_d}} \right] \right)^{\frac{1}{2}} \end{equation} La vitesse obtenue est une approximation, mais elle décroît elle aussi asymptotiquement en $ r^{-1/2} $. On peut encore raffiner les modèles et tenir compte de la matière présente sous forme de gaz, cependant l'ensemble des modèles donne toujours une vitesse de rotation décroissante loin du centre des galaxies. La matière manquante ou matière noire qui permet de retrouver une vitesse de rotation constante loin du centre est modélisé par un halo de densité décroissante. La vitesse totale est la moyenne quadratique des vitesses des différents modèles : $ v_{totale}=\sqrt{v^2_{bulbe}+v^2_{disque}+v^2_{halo}} $.
L'origine de cette matière noire reste inexpliquée. Les candidats les plus évidents qui aurait pu constituer cette matière noire, comme les trous noirs, les naines brunes, les naines blanches, les nuages de gaz, ou les neutrinos, ont été éliminés. Même la présence de matière noire ne fait pas l'unanimité, certaines théories préférant expliquer ces différences à l'aide d'une loi de gravitation modifiée à longue portée (théories MOND - Modified Newtonian Dynamics).
Bibliographie :
Françoise Combes (2014-2015). La matière noire dans l'univers. Chaire de galaxies et cosmologie - Collège de France.
Françoise Combes (2015). La matière noire - Clé de l'Univers ? Vuibert (Sciences et plus).
Rédigé par Pas. - 11 juin 2016 - - Classé dans : Astrophysique - Mots clés : noir